Rencontre / avec Jean Rouch

C’est Jean-Noël Cristiani qui arrangea la rencontre, ancien élève de Jean, membre fondateur de Varan il avait gardé l’habitude des petits déjeuner du boulevard du Montparnasse. Jean habite à côté, il suffit d’être à l’heure et de se laisser guider par l’humeur du griot. C’est Jocelyne Rouch qui avait arrangé le rendez-vous, l’idée d’un atelier Varan en Guadeloupe l’enthousiasmait.

Jean disait de sa femme qu’elle était devenue sa mémoire, ce jour-là Jocelyne avait décidé que Jean se souviendrait de Varan.

Ils sont donc arrivés d’à côté, lui courbé vers le sol, elle le soutenant, dans ce petit café parisien où on le couvrait d’un regard affectueux. Il était beau, dans le regard de sa femme et dans la grâce de son âge, éclairé d’un sourire, le ciel dans les yeux. Sa main chaude et ferme retenait la vôtre un peu longtemps, le temps de vous attirer vers son regard, on se sentait regardé, on se sentait paysage ; puis vint le tutoiement, la moquerie légère, l’indulgence, la tendresse de Jean pour l’inconnue, forcément jeune à ses yeux, qui était venue lui parler de Guadeloupe.

La Guadeloupe, c’était pour Jean, il nous le rappela aussitôt, la terre des moulins à vent lancés à l’assaut de la montagne. C’était un film à faire, un film sur le vent des îles. C’était aussi une escale, celle que le commandant Charcot fit sur sa route du retour, en rade Pointe à Pitre, séjourna le « pourquoi pas » avec à son bord, un officier météorologiste qui n’était autre que le père de Jean Rouch. Nous étions embarqués sur le fleuve de ses souvenirs inventés ou réels, la parole de Jean était un voyage, les vitres couvertes de pluie du petit café se faisaient écran. Le film dura 2 heures et demie, de facéties et de récits croisés, ponctués de rires espiègles et de plaisanteries de galopin. Souvent au détour d’une phrase, Jean atteignait  ce qu’il y avait de plus profondément caché au fond de chacun, il devenait oracle. Il insista pour que Jocelyne aille chercher son livre de chevet « Vol de nuit » de St Exupéry, il nous en lut aussitôt un passage …

Nous avons aussi parlé de la beauté de ce qu’allaient vivre les futurs apprentis cinéastes de l’Atelier Varan Guadeloupe «ils ne savent pas ce qu’on leur apporte, ils ne savent rien de la force qu’ils ont, ils ne savent pas que c’est la foudre qui va tomber sur eux ! ». il espérait beaucoup de ces jeunes recrues, lui qui se plaignait souvent du manque de fougue de ses étudiants parisiens.

De l’autre côté du boulevard, la statue du maréchal Ney brandissait son sabre sempiternel sur le champ de Waterloo.

Brassai Brouillard sur la statue du marechal NeyEn sueur, la flamme aux yeux, l’écume aux lèvres, l’uniforme déboutonné, une de ses épaulettes  à demi coupée par le coup de sabre d’un horse-guard, sa plaque  de grand aigle bosselée par une balle, sanglant, fangeux,  magnifique, une épée cassée à la main, il disait :  « Venez voir comment meurt un maréchal de France sur un  champ de bataille ! » Mais en vain ; il ne mourut pas. (Victor Hugo, Les Misérables).

Cet acharnement à vouloir mourir faisait beaucoup rire Jean.  Et il me raconta bientôt le début de ce qui aurait bien pu devenir le premier film d’animation de Jean Rouch :

 La nuit tombe sur le boulevard Montparnasse, et Ney décide qu’il en a marre d’attendre la mort les bras en l’air depuis 180 ans. Il baisse le bras et descend de son piédestal, « À nous deux la vie, je m’en vais visiter Paris ! ».

Devant mon étonnement, il ajouta :

– Et bien, maintenant avec le numérique ça ne devrait pas être bien compliqué à faire !

 

Sylvaine Dampierre

Photographie  Brassai