En matière de documentaire, ce que l’on place sous le terme de « repérages » est une expérience essentielle, fondatrice. C’est comme éprouver la matérialité d’un rêve, on y foule un ailleurs avec l’espoir de s’y retrouver, de ressentir tous les signes qui vont transformer un désir intime en nécessité partagée.

 

RETOUR À GRAND ANSE

Je suis retournée à Grand Anse, dans le temps suspendu de l’inter campagne et la première chose qui m’a frappée c’est que son chant avait changé. Les voix des hommes y résonnaient, on pouvait entendre leurs rires au loin, le son de leurs outils, répercutés sous la nef. Curieusement ces présences, recouvertes en temps de campagne par le fracas des machines, m’ont parues plus fantomatiques, plus irréelles que jamais.

Dès mon entrée dans l’usine pourtant nous nous sommes retrouvés, j’ai salué Jocelyn, Jean-Claude, Patrick … éparpillés dans le chaos de l’usine démontée. Ils m’ont accueillie avec chaleur et émotion et ont interrompu leur travail pour me parler, longuement. J’étais rentrée dans mon film, dans notre aventure commune, elle continuait, comme si ils n’avaient attendu que ce retour pour me confier leurs angoisses, me soumettre leurs questionnements, leurs inquiétudes, leur amertume. En six mois la situation avait complètement changé, l’espoir avait presque disparu, le travail presque perdu son sens.

J’ai parcouru l’ile en ces journées radieuses de novembre, partout la canne explosait de vigueur, plus haute que jamais. J’y ai retrouvé Pascal, Paul, Jean-Paul, Philippe, encore accrochés à leur terre, mais parlant déjà de l’usine comme d’un rêve qui s’efface.

J’ai senti que l’atonie de l’inter-campagne, le silence des machines, renvoyait les hommes à leur solitude, à leur voix intérieures qui parlent de défaite et d’exil. J’ai perçu que pour la première fois peut-être, l’idée du déclin les effleurait et que seule l’ivresse collective de la prochaine campagne pourrait la tenir pour un moment à distance. J’ai vu à quel point ils en avaient besoin pour s’oublier eux-mêmes : ranimer la machine, la servir, abolir la succession des jours, perdre le sommeil, s’épuiser, produire, être ensemble.

J’ai mieux compris que le film parlait de la fin d’un monde, d’une mort annoncée et su que nous nous étions déjà fait cette promesse : convier les fantômes du passé à une cérémonie des adieux.

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